Hiroshima et l’apprentissage du passé : rencontre avec le réalisateur Jean-Gabriel Périot

 

A l’occasion du festival Travelling à Rennes qui diffusait Lumières d’été, un film sur le bombardement de Hiroshima en 1945 que nous évoquions il y a peu, Journal du Japon a rencontré Jean-Gabriel Périot, le réalisateur français, pour revenir sur son premier long métrage de fiction et questionner le rapport que le cinéma et la société entretiennent avec le passé.

 

Dix ans après votre court métrage 200,000 Fantômes, vous réalisez à nouveau, avec Lumières d’été, un film sur le bombardement de Hiroshima en 1945. Pourquoi avoir souhaité traiter à nouveau de ce sujet pour votre premier long métrage de fiction ?

Initialement ça ne devait pas être un long métrage mais un court ou un moyen métrage. J’avais déjà réalisé des courts métrages de fiction, du coup c’est presque un hasard si on se retrouve avec un premier long métrage de fiction. Après, le lien entre 200,000 Fantômes et Lumières d’été, c’est un truc de vie. J’ai beaucoup appris durant le processus de fabrication de 200,000 Fantômes. J’ai appris évidemment sur l’histoire de Hiroshima mais aussi sur moi. Ça m’a fait grandir, je sais pas comment mais ça m’a fait grandir. Hiroshima est devenue une ville très importante pour moi sur lequel je reviens presque tous les ans, où j’ai mes amis et mes habitudes. D’une certaine manière, j’avais besoin ou j’ai eu l’envie de transcrire dans un film ce que m’avait apporté cette ville. Et ça, spontanément c’était de l’ordre de la fiction et ça s’inscrivait dans un personnage qui va à la rencontre de la ville. La fiction m’a permis des choses un peu plus métaphoriques qu’un film documentaire.

En commençant par une interview de 25 minutes en plan séquence, Lumières d’été prend néanmoins un aspect documentaire. Comme avec des images d’archive, auquel vous avez régulièrement recours dans vos films précédents, l’interview vous permet de faire le lien avec le passé.

Exactement, l’interview a un rôle d’archive. Ce personnage vivant qui raconte l’Histoire remplit la même fonction qu’une image d’archive en ramenant le passé  dans un film pour le transmettre aux spectateurs. Indépendamment de la forme, le désir de ramener un témoignage est arrivé tout de suite parce que c’est grâce à un témoignage que j’ai découvert Hiroshima. J’avais acheté par hasard un livre sur un survivant qui m’avait profondément troublé et ému. Je ne comprenais pas pourquoi je n’avais pas appris ça avant. Je me rappelle à l’école, on bâclait Hiroshima en deux secondes. On savait qu’il y avait eu la bombe et des morts, mais par contre on n’apprenait pas ce que ça avait fait physiquement dans les corps de ce qui ont survécu. On ne parlait pas non plus de ceux qui étaient morts plus tard de maladie ou des survivants qui avaient été ostracisé.

Pour 200,000 Fantômes j’avais beaucoup lu, écouté des témoignages et rencontré des survivants. C’est quelque chose d’important que j’avais besoin de ramener. Mais si j’avais fait un film avec seulement des témoignages très documentaires, franchement ça n’aurait intéressé personne. En tout cas en France, il y aurait eu cinq militants anti-nucléaires et trois personnes qui se seraient trompés de salle. Là du coup, les spectateurs viennent voir un film de fiction et quelqu’un leur impose un témoignage de 25 minutes. Qu’ils aient la chance ou la malchance de le découvrir, ils n’ont pas le choix. Ils sont obligés de le prendre et j’aimais bien cette chose là. (Rires) Après, dans le film, c’était très important de prendre le temps, pour ce qui va se jouer entre les personnages. Akihiro est auditeur et pour lui, un peu comme pour nous, c’est choquant mais en même temps on passe vite à autre chose. Cependant, sa rencontre avec Michiko va le ramener en permanence dans le passé. C’était donc important de prendre du temps au début pour que les spectateurs ressentent qu’il y a du poids à chaque fois qu’elle dit quelque chose. Le film a beau partir dans une veine très légère, il reste quand même emprunt de toute la violence du début.

Vous dites qu’il y aurait eu dans les salles de cinéma cinq militants anti-nucléaires et trois personnes perdues. Dans le film, Akihiro dit que les Français ne se  soucient pas du bombardement d’Hiroshima. Mais est-ce un problème spécialement français ?

Non, il parle des Français car il est français, il vit en France. Mais on pourrait parler de l’Occident en général. Et aux États-Unis c’est pire que tout ! (rires) Il y a encore des gens qui pensent que c’était positif. Il sont même pour certains fiers du bombardement en tant que geste technique. Le culte de la puissance, ça en fascine quelques-uns. Mais c’est vrai que lui dit la France car il travaille en France. Ça pourrait être n’importe quel autre pays.

Est-ce une manière de transposer à l’écran le fait que vous n’aviez rien appris d’Hiroshima par le passé ?

Oui. Quand Akihiro dit ça, c’est une petite insertion qui pourrait m’appartenir. (Rires) Mais en même temps on ne peut pas tout connaître. Ce n’est pas une critique à l’encontre des spectateurs, des Français ou des Occidentaux en général. C’est plus une critique politique qui se transmet dans une critique de l’éducation. Pourquoi on ne nous apprend pas Hiroshima à l’école ? Comme je le disais, quand j’ai découvert Hiroshima, c’est par un livre que j’ai acheté par hasard dans une librairie d’occasion à 1 euro. Je ne serais jamais allé acheter spontanément un livre sur Hiroshima. J’ai eu la chance, même si le mot ne convient pas exactement, de tomber dessus par hasard.

Bien que Lumières d’été traite du sujet de manière frontale, il n’y a aucune dynamique de devoir de mémoire. Pourquoi avoir choisi de traiter le passé comme quelque chose à étudier pour améliorer le futur ?

C’est vrai que je ne crois pas au concept de devoir de mémoire du passé. On ne peut pas obliger quelqu’un à apprendre. C’est obligatoire que l’école raconte l’Histoire et joue son rôle d’apprentissage du passé. Mais aucun d’entre nous ne peut être en empathie avec l’ensemble du passé dans ce qu’il a de plus désastreux, terrifiant et terrible. Le rapport au passé est quelque chose d’excessivement personnel. Je pense qu’il faut impérativement sortir de cette sorte d’injonction morale et moralisante. On apprend seulement lorsqu’on se retrouve personnellement ému par quelque chose  de l’Histoire. On ne sait pas pour quoi mais d’un coup on va être ému par un livre, un événement précis, un geste ou un témoignage de survivant. On ne sait pas comment ça marche mais il faut garder cette chose très fragile car c’est seulement à partir de là qu’on arrive à apprendre quelque chose. À partir du moment où on se retrouve face à certains moments du passé et qu’une sorte de parallèle se fait entre des personnes qui sont mortes ou qui ont survécu et nous-même. On trouve un lien presque amical.

Enfin, il y a une projection qui se fait et c’est seulement à partir de là qu’on peut retirer du passé quelque chose qui sera utile au présent. Le passé est intéressant quand il nous apprend quelque chose de nous-même et qu’il nous apprend à vivre. On ne peut pas imposer à l’ensemble d’une société un passé aussi douloureux et aussi froid que Hiroshima ou la Shoah. Je ne trouve que ça ne marche pas lorsque c’est imposé de la sorte par le haut. Je me souviens quand j’étais enfant et que j’étais au collège ou au lycée, la Shoah était un sujet tellement énorme qu’il fallait que je me protège de ça. Je ne l’ai pas totalement rejeté mais j’avais appris ça comme quelque chose qu’il fallait apprendre pour répondre aux contrôles et puis basta. Je le vois d’aujourd’hui mais je n’avais pas l’âge d’être sensible à quelque chose d’aussi désespérant. Et par exemple, l’Histoire des camps j’ai réussi à commencer à m’y intéresser vraiment lorsque j’étais adulte. On a tous des sensibilités différentes et des vies différentes. On ne peut pas forcer ça.

Le cinéma qui aborde le passé de manière légère ou plus poétique est-il justement le bon médium pour amener cette sensibilité contrairement aux films très démonstratifs ayant pour simple but de faire pleurer ?

Ce que permet le cinéma en général, c’est le fait que ça passe par des personnages qui ont une palette de réaction qu’ils peuvent jouer. Sur un sujet donné, il y a différentes catégories de films : ceux qui se passent pendant les événements et ceux qui traitent de l’après avec les survivants ou les enfants. Par exemple si on prend les films sur les camps, il y a ceux qui se déroulent à l’intérieur des camps et ceux qui sont des années après. Quand on travaille dans la catégorie de l’après, on ne peut plus être dans la démonstration de l’horreur. On est plus dans « comment cette horreur réagit des années après et comment peut-elle continuer à être agissante ? »

Pour revenir sur l’ouverture de Lumières d’été. Lors du questions-réponses au festival Travelling à Rennes, vous avez expliqué que la personne interviewée était une actrice. Pourquoi ne pas avoir choisi d’interviewer un survivant ?

L’idée de départ était effectivement de travailler avec un ou une vraie survivante. Ceux qu’on a trouvés étaient très âgés et mal à l’aise avec le fait d’être filmé. Il y avait aussi la difficulté d’incruster dans leur témoignage un personnage de fiction qui allait faire le lien avec la suite du film. On s’est rapidement rendu compte que ça n’allait pas marcher. J’avais écrit pour le scénario un faux témoignage qui pouvait être très crédible. Du coup, on a décidé de le faire jouer par une actrice. La seule actrice qui avait l’âge, qui connaissait bien Hiroshima et qui y avait vécu, c’est une femme de Tokyo qui est mime. Je cherchais spontanément quelqu’un d’Hiroshima mais en même temps, il y avait beaucoup de gens qui avaient fui la ville. J’étais un peu surpris par la proposition que ça soit une mime au début, mais en même temps il y avait une sorte d’élégance dans la manière dont elle racontait cette histoire et dans sa façon de jouer des mains. On avait aussi enregistré le témoignage d’une vraie hibakusha (ndlr : mot japonais désignant les survivants des bombardements) pendant le tournage. C’était une femme qu’on avait rencontré et qui avait un témoignage très dur. Comme on avait la caméra et la salle lors de la rencontre, j’avais décidé de l’enregistrer. Mais elle était beaucoup plus mal à l’aise face à la caméra et à l’équipe.

Votre coscénariste Yoko Harano est petite fille d’hibakusha. Est-ce que l’histoire de sa famille est venue nourrir le témoignage et l’ensemble du film ?

Au départ, Yoko s’occupait de la traduction et de l’adaptation de mon scénario qui était déjà bien écrit. Il y avait pas beaucoup de marge d’intervention au milieu de ça pour apporter des séquences ou autre. Par contre, on a évidemment beaucoup discuté sur ce que pouvait ou pas dire un Japonais, ce que pouvait ou pas faire un Japonais. Le personnage de Akihiro a beau être très parisien, il est quand même japonais. Et du coup, il avait un côté un petit peu agressif pour un Japonais, qu’il a toujours un peu dans le film. C’est un étranger qui est entre deux cultures. Avec Yoko, on a beaucoup travaillé ce personnage. Mais Yoko a aussi apporté beaucoup dans la manière dont Michiko parle et donne les informations qu’elle devait donner. Je pense  que le personnage est à mi-chemin entre ce que j’avais écrit et la sensibilité personnelle de Yoko. Ce qui était intéressant aussi, c’est que Yoko est quelqu’un qui, comme beaucoup de gens d’Hiroshima, s’est tenue très longtemps à distance de l’Histoire de la ville. Ils sont au quotidien plongé dans cette Histoire, donc à un moment il faut bien se protéger sinon on n’avance pas. Du coup, en faisant le film, elle a vraiment été obligée de se plonger dans l’Histoire de la ville et dans son histoire familiale. Et je pense que ça a nourrit quelque chose. L’obligation de devoir réfléchir à sa propre histoire se retrouve mélangé dans les personnages. Il y a une douceur et une précision qui sont liées à Yoko.

Vous disiez que Yoko Harano s’était occupée de la traduction et de l’adaptation de votre scénario. J’en déduis que vous ne parlez pas japonais. Comme s’est déroulé le tournage avec les comédiens japonais ?

Hiroto Ogi, qui joue Akihiro, est réellement un Japonais qui vit à Paris. Avec lui c’était simple puisqu’il parle français. Akane Tatsukawa, qui joue Michiko, parle anglais donc on pouvait quand même un peu échanger sur le sens du film et sur les personnages. Après tous les autres personnages du film sont joués par des acteurs non professionnels, sauf la comédienne du début qui est mime. On va dire qu’elle était amateur en terme de jeu. Mais aucun ne parlait anglais ou français. Donc à partir de là, ça commençait à devenir problématique. Heureusement, Yoko était avec moi pour les répétitions et le tournage. Elle a vraiment pris en charge le contrôle du texte qui était déjà écrit et a guidé les parties improvisées. Elle s’est occupée de ce qui relevait du jeu d’acteur. C’est à dire que j’arrivais à voir quand ils étaient justes ou non, mais il y avait les gestes, etc.. qui ne pouvaient pas être fait et seul un Japonais pouvait le remarquer. Par exemple, Yoko voyait très bien quand Yuji, le petit garçon, était trop familier ou pas assez familier dans ce qu’il disait ou dans sa manière d’être. Par contre, pour tout ce qui était du placement, je pouvais le faire. Pourquoi quand il marche ça pouvait pas être comme ça, comment ils devaient se tenir, etc.. Mais pour tout ce qui était à propos des petits gestes et des dialogues, c’était Yoko qui était là pour s’occuper de ça.

Après avec l’équipe c’était assez rigolo car elle était en partie française et en partie japonaise. Dans la partie japonaise ça ne parlait pas forcément français ou anglais. Du coup sur le tournage ça parlait un peu toutes les langues (rires). Mais on arrivait toujours à se débrouiller. Par exemple, les électriciens ne parlaient que japonais et avec le chef opérateur ils se montraient les trucs, se faisaient des dessins et ça marchait très bien. C’était étonnant. Après le tournage c’était plus compliqué que pendant parce que il y avait des parties improvisées. Pour le montage j’ai travaillé par correspondance avec Yoko qui était au Japon. C’était de l’organisation à avoir.

Il y a aussi le fait que Michiko utilise le dialecte qui était parlé à Hiroshima en 1945…

Exactement. Pour le coup, Yoko était très importante. À Hiroshima, il y a un accent très prononcé et comme le personnage de Michiko est mort en 1945, elle doit non seulement avoir l’accent d’Hiroshima mais aussi des mots de 1945. C’est à dire que c’est un dialecte qui a beaucoup changé et Yoko a passé beaucoup de temps avec Akane sur ce sujet. Elles ont notamment travaillé avec une très vielle dame de l’entourage de Yoko qui a un accent très typique. Elles lui ont demandé des conseils et sont allées l’écouter pour savoir non seulement comment elle parlait mais aussi pour lui faire entendre le vocabulaire que nous avions écrit. Là, il y avait un travail très précis. Et Akane, même si elle habite à Hiroshima depuis qu’elle est enfant, sa famille n’est pas d’Hiroshima. Du coup, elle n’avait pas de grands parents qui auraient pu lui permettre de se remémorer l’accent. Sur le tournage, il y a eu certaines phrases très compliquées à faire mais qui étaient très importantes. Les gens d’Hiroshima m’ont raconté qu’ils étaient assez agacés parce qu’il y a beaucoup de films qui se passent dans la région mais avec des acteurs d’autres régions. Comme si en France quelqu’un faisait un mauvais accent marseillais ou du nord. Ça s’entend et c’est compliqué pour eux. Du coup, c’était très important pour moi que l’accent sonne juste pour les gens de la ville.

Lumières d’été a été projeté au Hiroshima International Film Festival. Quelle a été la réaction des habitants de la ville ?

Pour être assez honnête, on a quasiment remplit la salle avec tous les gens qui ont participé au film lors de la projection à Hiroshima. C’était une séance assez matinale donc même s’il devait y avoir du vrai public, ça ressemblait à une grosse projection d’équipe. (rires) Il y avait des retours positifs mais forcément un peu biaisés. Mais ce qui était chouette c’est quand on l’a montré dans le centre culturel de la banlieue où l’on a tourné la séquence de obon. Il y avait les gens du village, donc un vrai public qui n’était pas un public de festival. J’ai pu entendre les réactions des gens qui étaient très émus par le témoignage du début alors qu’une partie d’entre eux avait l’âge d’avoir vécu à Hiroshima à l’époque et qu’ils connaissaient très bien l’Histoire. Pour le reste du déroulement du film, ils étaient à la fois émus et rigolaient beaucoup à toutes les petites blagues. C’était des réactions très chaleureuses. Ce qui était très étonnant lors des deux projections, c’était la question de l’étrangeté que ça soit un film français. Pour eux, c’était surprenant que ça soit un Français qui arrive à faire un film qui semble imparablement japonais. Ce qui est un très beau compliment. (Rires)

On voit justement de plus en plus d’auteurs français « peu connus » qui vont chercher à faire un cinéma interculturel ou plus international. Vous traitez de l’Allemagne des années 70 dans Une Jeunesse Allemande et là maintenant du Japon dans Lumières d’été. Vous vous placez dans ces réalisateurs qui partent à l’étranger d’une certaine façon. Est-ce que selon vous c’est symptomatique d’un cinéma d’auteur français qui, pour certains, va de plus en plus mal ?

Ce n’est pas une question évidente. Je fais des films parce qu’un sujet m’arrête d’un coup. C’est devenu la RAF (ndlr la Fraction Armée Rouge. Organisation terroriste allemande d’extrême gauche) car c’est le seul mouvement de l’Histoire révolutionnaire qui a fait autant d’image. Le groupe étant allemand, le film était allemand. C’est de l’ordre du hasard. Après, ce que j’aime dans le cinéma, c’est  la possibilité qu’il offre de ne pas se préoccuper  des questions nationales ou culturelles. Comme l’art en général d’ailleurs, pas que le cinéma. On peut possiblement, d’un coup, se désengager de sa culture. On ne sort jamais de sa culture mais on peut s’intéresser à celle des autres et on peut essayer de toucher à quelque chose de ça. Je sais pas vraiment comment ça marche, mais le cinéma permet de voyager à la fois dans le processus de fabrication et à la fois dans la manière dont les films vont circuler. C’est quelque chose que je trouve très beau en tant que cinéaste et qui va plus m’intéresser que faire un film francophone pour un public français.

Mais des fois ce sont des films très français qui voyagent dans un second temps. Quelqu’un comme Bruno Dumont fait des films de territoire typiquement et culturellement français dans ses sujets. Ses films sont parmi ceux qui tournent le plus à l’étranger et qui représente le cinéma français dans le monde. Moi je n’ai pas ce mouvement là spontanément. Après il y a peut-être une difficulté avec la langue chez moi puisque j’ai fait beaucoup de film sans dialogue. La langue française n’est pas la langue dans laquelle je me projette spontanément. C’est mystérieux mais c’est comme ça. J’ai peut être aussi du mal à me projeter au sein du cinéma français parce que je ne l’aime pas tellement. Il y a de très grands auteurs en France et de grands films mais ça ne forme pas vraiment corps à mes yeux. Peut-être car je vois ça de l’intérieur. Ce qu’on entend quand on parle de cinéma français, c’est pas quelque chose que je trouve hyper excitant. Alors que si tu me parles de cinéma japonais ça m’attire plus spontanément, aussi bien d’un point de vue spectateur que réalisateur. Mais c’est vraiment anecdotique et ça n’a rien à voir avec le fait de faire des films en allemand ou dans d’autres langues. Il y a des gens qui font des films en français alors qu’ils ne se considèrent pas cinéaste français. C’est avant tout une question de sujet.

Pour revenir sur Lumières d’été. Le personnage de fantôme est assez atypique pour un fantôme. Pouvez-vous le présenter un peu plus précisément et quelles motivations vous ont poussé à faire un tel fantôme ?

Il est illogique ce fantôme. Ce qui est illogique c’est que c’est un fantôme qui est positif. Quand il y a fantôme, que ça soit occidental ou asiatique, c’est qu’il y a normalement quelque chose à régler. Généralement le fantôme existe parce que quelqu’un ne fait pas le deuil, parce qu’il y a une mort qui n’est pas élucidée ou parce qu’il y a une vengeance. Il peut y avoir beaucoup de raison. Mais il y a toujours un problème à résoudre qui est lié à la vie du fantôme. Dans Lumières d’été, il n’y a pas de problème. Elle (ndlr le fantôme) est là pour aider Akihiro, mais on suppose que ça pourrait être d’autres personnes. Elle cherche à le faire avancer lui, mais pas elle. Elle n’a rien à gagner à le faire, si ce n’est par pure gentillesse. Et ça c’est illogique. L’autre illogisme c’est qu’elle a un corps. Il y a d’autres films et histoires japonaises où les fantômes sont comme les hommes et les femmes de tous les jours. Mais malgré tout, ils n’ont pas réellement de corps. Ils ne mangent pas par exemple car ils n’ont pas de vie organique. Et mon fantôme mange et boit. Elle a un truc de l’ordre du plaisir et pour moi c’était important. C’est un fantôme gourmand (rires). Et du coup ça la rend très concrète. Après il y a des histoires d’illogismes qui sont apparus et qui sont restées comme ça jusqu’à la fin du film. On avait beaucoup discuté avec Yoko et la comédienne pour essayer de comprendre ce personnage puisqu’elle surgit comme ça de mon imaginaire. Mais je pense qu’à un moment il faut garder les personnages tels qu’ils apparaissent. Elle est illogique, tant pis elle sera comme ça. (rires).

Ce fantôme est par ailleurs au centre d’une des scènes les plus importantes du film. Comme un véritable moment de flottement surnaturel au cours du film, on peut voir le fantôme chanter et danser. Pouvez-vous nous parler un peu plus de cette scène ?

Je ne sais plus exactement comment est venue cette séquence. Je sais que c’était important qu’il y ait un moment collectif réunissant tous les personnages. Dans la fin du film, il n’y a que des séquences de plaisir et je voulais qu’il y ait à un moment une scène de chant pour permettre au fantôme de ramener à nouveau le passé mais cette fois-ci par une chanson. Je voulais que, d’un coup, il y ait quelque qui ramène le passé de manière sensible et qu’elle apparaisse pour la première fois comme un peu fantomatique. L’ensemble du film est très réaliste mais je souhaitais quelque chose s’échappe et sidère un peu avec cette chanson. Je cherchais à créer un point d’acmé dans cette séquence qui passe par quelque chose de très sentimental et émotionnel qui ne passe pas par le langage.

La chanson en elle-même, on l’a choisie car c’était une sorte de classique japonais qui était un peu littéral et qui parlait de solitude. C’est d’ailleurs peut être car elle exprime une mélancolie que je l’ai choisie. On a l’impression que le fantôme parle d’elle même avec cette chanson. On a cherché pas mal de temps en fait et c’est vrai qu’on a hésité avec une chanson étonnante qui s’appelait « Noix de Coco » (rires) et qui plaisait beaucoup à Yoko. C’était une chanson un peu enfantine qui était elle aussi assez connue au Japon mais qui était un peu trop joyeuse pour moi. Après, je sais pas pourquoi je voulais que le fantôme danse. Il fallait qu’elle danse. (rires) La danse pour le coup c’est la seule véritable citation du film. Comme je ne suis pas chorégraphe, il fallait trouver quelque chose. Je suis allé chercher la danse du fantôme dans Les Contes de la lune vague après la pluie de Kenji Mizoguchi. On est parti sur cette magnifique séquence de danse d’envoûtement qu’on a extrêmement ralentie et dont on a gardé seulement les deux premiers mouvements.

Après 200,000 Fantômes et avec Lumières d’été c’est la deuxième fois que vous faîtes un film autour du Parc du Mémorial de la Paix d’Hiroshima où il y a le Dôme du Genbaku. Le parc a été crée comme « un monument universel pour l’Humanité entière, symbolisant l’espoir d’une paix perpétuelle et l’abolition définitive de toutes les armes nucléaires sur la Terre ». Est-ce que selon vous ce parc remplit ses objectifs ?

La monumentalisation de la destruction et de l’horreur est toujours un sujet excessivement compliqué. Après j’ai une sensibilité particulière pour les ruines car elles nous permettent de créer un court circuit temporel et nous projeter dans le passé. Et c’est vrai que le Dôme du Genbaku a cette fonction de créer un court  circuit. Après, il faut réussir à le désosser de tout le décor touristique. C’est à dire qu’aujourd’hui le Dôme est entouré de grilles et de plantes et chaque pierre est plastifiée et collée comme si c’était le Saint Graal. Et les gens se baladent là comme ils vont voir la Tour Eiffel.
La manière dont est conçut ce lieu de mémoire, je la trouve très problématique. Les gens se baladent dedans, ils sont un peu tristes puis ils vont à Miyajima et ils trouvent ça super. Au final, ils ont passé une très bonne journée. Pour le coup, le lieu est vraiment dans le devoir de mémoire. Dans une obligation qui est assez dérangeante. C’est pour ça que dans le film je voulais que soit mentionné l’histoire de ces gens qui s’étaient réinstallés dans le parc après le bombardement et qu’ils ont été virés pour fabriquer un parc à la mémoire des morts. Il y a quelque chose de très perturbant dans le fait de déloger les survivants qui ont reconstruit leur maison pour fabriquer un endroit où on amène les petits enfants pleurer sur la cloche de Sadako. Virer les vivants pour faire du mort, c’est très problématique. Après il y a des lieux intéressants dans cet espace où les gens peuvent quand même apprendre quelque chose. Pas très loin du Dôme, il y a un lieu qui s’appelle le Memorial Hall et qui est en sous-sol. C’est un lieu très beau dans lequel on descend et où on arrive dans une salle avec un puits de lumière qui tombe sur une petite fontaine. On peut voir aussi une vue de la ville à l’époque faite avec 200,000 mosaïques. À côté de cette salle, il y a une bibliothèque avec tous les témoignages récupérés par texte ou par vidéo qui sont traduits dans toutes les langues. C’est un lieu très réussi et très émouvant mais où il n’y a personne. Pour les gens, il faut que ça aille vite et que ça soit monumental. Le Dôme remplit ces fonctions et est devenu un lieu où les gens se prennent en selfie en pensant qu’ils vont abolir les armes nucléaires en faisant ça. Pour abolir quoique ce soit, on sort, on va manifester, on adhère à des associations et on fait de l’agitation politique. C’est pas juste en mettant une banderole « vive la paix » qu’on la fait.

Pour conclure, est-ce que, selon vous, Lumières d’été peut permettre aux jeunes de découvrir les événements de 1945 de manière sensible et justement de s’impliquer dans le combat anti-nucléaire ?

Je n’ai pas assez présenté Lumières d’été pour avoir une idée précise des retours. Par contre j’ai beaucoup montré 200,000 Fantômes au Japon et pour eux c’était un film qui était particulièrement politique qui promouvait la paix et qui était contre les armes nucléaires. Le film portait une injonction que l’on ne ressent pas, nous, en tant que non-japonais. 200,000 Fantômes est un film qui porte sur la mélancolie et la nostalgie alors que pour les Japonais il est très concret. Après évidemment, il y a l’Empereur qui apparaît dedans. Pour le coup, c’est un film que seul un étranger peut faire puisqu’il peut mettre à nu le sujet en n’étant pas dans le processus mémoriel local. Dans Lumières d’été, je pense que seul un étranger pouvait raconter de la sorte cette histoire du parc où l’on a viré des gens. C’est à dire que si un Japonais le fait, ça va être forcément dans le champs du cinéma affirmatif, militant ou politique et ça va être ressenti comme quelque chose d’excessivement agressif. Par contre si c’est un étranger ça force simplement le sujet d’un coup sans qu’on se dise que c’est forcément quelqu’un d’extrême gauche ou quelque chose comme ça. Ça permet un décalage. Mais ça c’est quelque chose  qui va au delà du cinéma.

 

Alors que Lumières d’été devrait revenir sur les écrans français pour une sortie nationale courant 2017, Jean-Gabriel Périot s’affirme de plus en plus comme l’un des réalisateurs français au propos international à suivre. 

 

Pierre Lauret
Le journal du Japon
25 mars 2017
www.journaldujapon.com/2017/03/25/hiroshima-et-lapprentissage-du-passe-rencontre-avec-le-realisateur-jean-gabriel-periot/